L’éternel retour ou de l’histoire au futur antérieur

Michaël Lachance, 2011

« Les nouveaux médias sont une mémoire virtuelle où l’on peut puiser et les transposer chacun à sa façon. J’ai opté pour la peinture, petit format, à l’huile avec vernis craquelé pour donner au sujet une distance avec le temps actuel. » Paul Béliveau

Paul Béliveau figure marquante du milieu de l’art au Canada et aux États-Unis, notamment grâce à ses séries Les Humanités et Les Rencontres, propose, depuis 2012, des tableaux peints à l’huile avec vernis craquelé et montés dans des coffrages faits main en béton. Cette nouvelle série d’œuvres nommée Capture, réunis jusqu’à présent une vingtaine de morceaux, à la sensualité proprement picturale et critique de la surenchère de l’image dans l’espace public.

Présentement en chantier, cette série de tableaux doit faire l’objet d’une exposition majeure au Musée des beaux-arts de Sherbrooke en 2016. Cette suite de petits tableaux rectangulaires à l’huile sur bois, insérés dans des coffrages de bétons est avant tout une œuvre typiquement picturale. L’artiste use d’un procédé qui évoque les tableaux de genre hollandais du XVIIe siècle – de la peinture ayant pour sujet, de manière générale, des scènes de la vie quotidienne. Les œuvres sont d’ailleurs toutes créées avec un vernis craquelé (voir la peinture Exxon qui illustre ce papier). Le procédé employé par Béliveau, le craquèlement, est tout à fait conséquent du souci de l’artiste pour l’éphéméride de la nouvelle instantanée, condamnée à l’oubli, jetée aux oubliettes aussitôt dite, comme une page de calendrier que l’on déchire pour passer à la suivante. De fait, la technique morcelée utilisée par l’artiste évoque sans conteste un présent fissuré – voire saturé par la communication contemporaine –; un présent où l’histoire, l’art et l’information battent à des rythmes si effrénés, que l’actualité transpire au présent perpétuel. C’est-à-dire, demain est déjà une nouvelle histoire, une nouvelle œuvre et, hier, est mort. Une sorte de manie, un réflexe humain, un sentiment de vouloir absolument participer à la marche du monde en direct, instantanément, sans différé ni reprise : être spectateur de ce spectacle spectaculaire permanent. Or, l’évanescence domine nos vies échevelées qui carburent à l’amnésie socialement pathologique : l’ouragan Katrina, l’attentat d’Oklahoma City, l’affaire O.J. Simpson, Columbine, Mégantic, BP, Richard-Henri Bain ; encore, le désastre écologique d’Exxon Valdez, fait partie des événements de notre histoire récente et, pourtant, ce sont des souvenirs qui semblent appartenir à une autre époque. Nous pourrions même ajouter que la distance temporelle et/ou kilométrique participe à une certaine amnésie antérograde…

À l’ère des nouveaux médias, la nouvelle occupe une présence si brève dans l’univers public, qu’aucune ne peut être décantée suffisamment, l’une supplantant l’autre en continu. Nous pourrions envisager le travail de Béliveau comme une critique de la linéarité en art, de son histoire. Car, l’artiste aborde ces morceaux choisis, ces captures d’événements réels, pour les fixer dans l’histoire. Et, a contrario, l’artiste rappelle à quel point tout cela échappe si vite à la mémoire. Le cerveau est si sollicité par moult événements déprimants et pathétiques que nous choisissons sans doute délibérément de les sublimer au profit de souvenirs moins douloureux. L’artiste tente le pari de nous séduire avec ces « images-événements », l’exercice est une réussite totale. Toutefois, ces clichés peints sur toiles à l’huile sont avant tout des œuvres autonomes qui ne sont pas soumises au devoir d’informer, de divertir ou d’expliciter telle ou telle nouvelle, comme le ferait un média, au contraire, ce sont bel et bien des peintures avant tout, et l’expérience esthétique est vibrante, comme le choix des couleurs, des tons, des effets de lumières, de matérialité provoquée par couchent successives de peinture. L’expérience isolée d’une capture n’évoque pas d’emblée une « nouvelle », mais bien une peinture, à la facture soignée et délicieuse au regard.

L’histoire de la peinture

Chez l’artiste, on devine ce souci pour l’historicité de la peinture, de cette place qu’elle occupe aujourd’hui en histoire de l’art. Car, de la même manière qu’une nouvelle disparaît du radar en deux cliques, la peinture fraye difficilement son chemin dans les arts actuels. Rares sont les peintres qui jouissent du succès à la fois du public et des pairs. Béliveau se préoccupe de l’importance accordée à l’image, c’est à partir d’elle qu’il créer. Ce double enjeu entre la pérennité de la peinture et de l’image trouve écho très explicitement chez Hans Belting, dans son livre L’histoire de l’art est-elle finie ?[1] :

« Il n’est nécessaire aujourd’hui de justifier une réflexion sur les médias, les systèmes linguistiques et les symboles.  Nous sommes de plus en plus entourés par des images préfabriquées, des signes et des sons qui ont un rayon d’action effroyablement important. Comme l’a noté Susan Sontag dans son livre La photographie, les frontières entre la réalité et sa reproduction, entre le médium et le fait, s’estompent dans notre expérience du monde. (…) Sontag met ainsi le « le monde réel » et le « monde-image » dans une relation qu’on pourrait dire d’usage réciproque[2].» 

De la même manière, Paul Béliveau, avec la série Captures, produit un « monde-image » à partir d’événements troubles d’un passé récent, mais dont nous n’avons vraisemblablement pas vécu. En effet, ce sont plutôt des images qui nous ont été retransmissent par l’intermédiaire des médias, ainsi le spectateur souffre d’un déficit mnésique pour la raison simple qu’il n’a pas vécu l’expérience-événement. De ce fait, hormis l’image d’un déversement de pétroles à des kilomètres de chez soi, dans un environnement non familier, l’unique expérience objective du corps se limite à l’affect que provoque l’image médiatisée ; l’émotion que suscite l’image d’une catastrophe ne peut franchir notre propre expérience du monde. Ainsi, elle se limite à l’interprétation abstraite, pour peu que l’on puise mentalement se projeter dans un univers qui nous est proprement inconnu. Avec ces huiles vernies et craquelées,  Paul Béliveau grave les événements marquants en les peignant d’une manière photographique, une façon sensuelle de nous rapprocher du sujet, tout en le détournant d’une valeur symbolique simpliste. Par conséquent, c’est une sémiotique de la signification qui somme le regardeur à l’interprétation selon son propre univers de sens (sensoriel et sensible).

L’éternel retour nietzschéen

Chez certains peuples précolombiens, la notion de futur fut relative. Dans le cadre d’une exposition des Captures de Paul Béliveau, en 2012, le commissaire Sébastien Hudon (critique d’art, commissaire et signataire du catalogue Kaléidoscopies, les frissons du réel[3]), y allait de ce commentaire : « J’ai la ferme intuition que ces œuvres suggèrent une conception du temps et un rapport à l’histoire qui renverse complètement nos repères habituels. À la fois cyclique, comme dans la philosophie orientale, mais surtout, inversée comme chez les Aymaras, un peuple très ancien  de la Bolivie. Il semble que chez ces derniers, la perception du temps aurait été contraire à celles des civilisations occidentales. En effet, selon leur propre système, le passé, connu et visible, se trouve devant nous, alors que le futur, inconnu et invisible, se trouve derrière… Ainsi, nous courrons vers le passé que nous embrassons avec lucidité tout en fuyant, comme à rebours, l’avenir, qui nous rattrape et se dévoile petit à petit… »

Béliveau étonne. Sujets délicats. L’artiste revisite notre passé immédiat à la page. Diatribe sévère de la médiatisation sensationnaliste à l’américaine – voire internationale – du catastrophisme tous azimuts, relatée instantanément à l’aide des  médias d’informations en continu, les réseaux sociaux, blogues et autres médias numériques, l’artiste croque des instants précis d’évènements marquants survenus aux États-Unis dans une époque rapprochée. Des ensembles de faits historiques diffusés par les médias de masse en boucle. D’ailleurs, non seulement l’expérience esthétique est fascinante – un des rares artistes à travailler encore à l’huile et formé à l’Université Laval entre 1974 et 1977 –, mais le portrait d’ensemble est, à toute fin, un désenchantement du monde actuel. Nous pourrions être à même d’ajouter que le résultat est une forme de sublime en regard du fatum des sujets, glanés dans Internet aux fins de cette nouvelle exposition.

L’artiste interroge notre capacité psychoaffective à gober sans fin, par l’entremise d’un iPhone, d’un ordinateur, une télé, un iPad, un journal,  la radio, etc., les infortunes constantes de la tragédie humaine; de ses casualismes. Autrement dit, des contingences du quotidien, les évènements étant des phénomènes du hasard. D’ailleurs, le tableau titré Exxon – œuvre dont l’artiste n’abuse d’aucun traitement à sensation –, représente tout simplement un pétrolier en mer. Seulement, sa facture se voit curieusement transformée accidentellement. Lors du coffrage, des coulisses se sont formées à la surface du béton, spécifiquement au pourtour du tableau, donnant libre court à l’imagination d’un déversement de pétrole, entre autres…

Selon la conception habermasienne de l’espace public, l’information, propagée par les médias de masse, est livrée comme publicité – état de ce qui est public –, au sens de la large diffusion

des informations et des sujets de débats via les médias. Ces derniers ont aujourd’hui, notamment à l’aide des nouveaux médias, une propension disproportionnée à l’assertion. La rapidité à laquelle l’information doit être véhiculée pour obtenir une primeur prédomine sur la qualité et le sens même du propos. Les médias en continu de même que les portails Internet, obligent ces médias populistes à dégoter et livrer l’information en puisant à même l’information, fut-elle de leurs propres sources, de journaliste-citoyens, de blogueurs, de concurrents ou le fruit du téléphone arabe; à l’exemple du concept bourdieusien de la circulation circulaire de l’information[4]. À savoir que la couverture médiatique d’un fait sensationnel, par exemple la guerre du Viêt Nam – voir les tableaux de Béliveau sur le sujet –, est propagée par tous les médias simultanément, alors qu’un seul reporter, nullement neutre, est réellement sur le terrain.

À l’instar du photographe de Kubrick dans le film Full Metal Jacket, perdu dans un chaos organisé, il ne peut reporter absolument rien de valable, prisonnier lui-même de ce conflit avec nulle possibilité d’objectivité journalistique; cette dernière étant évidemment, en soit, une utopie. Cela dit, CNN ou FOX, médias visés ici par Béliveau, diffuseront l’information de ce reporter, information ensuite reprise par tous les médias internationaux, circulant effrénément sur toutes les plateformes médiatiques, au point d’en faire une assertion, autrement dit, une vérité. Du moins, le spectateur stoïque l’envisagera ainsi par la somme d’informations reproduites et diffusées par médias interposés. Au demeurant, cette homogénéisation de la production journalistique, par la rétroaction d’une information reprise simultanément par les manufacturiers de l’actualité, créer chez l’allocutaire bien ciblé, un sentiment d’angoisse. Cette réaction affective est exploitée à foison par les diffuseurs à l’intention de chroniciser cette peur, sclérosant l’audimat à coup de béhaviorisme classique. À l’exemple d’une nouvelle funeste, pareillement au 11 septembre 2011, exploitée ad nauseam dans Internet et plus spécifiquement par l’entremise des médias audiovisuels, créer, au moment même chez l’interlocuteur québécois aussi bien que chez l’auditeur russe, un sentiment de détresse, et ce, malgré la distance géographique immense qui sépare l’évènement des audimats. Cette sursaturation de l’information déprime, blase et désillusionne tout un chacun et, par extension, nous renvoie cette image fataliste de l’impuissance et, dichotomiquement, l’égotisme de nos hyperindividualités contemporaines, époque que Gilles Lipovetsky nommait déjà presque prophétiquement au tournant des années 1980 : l’ère du vide. Fort pertinemment, Paul Béliveau traite de ces sujets plus actuels que jamais dans cette dernière proposition artistique sensible et humble.

En somme, le travail de Paul Béliveau en est un où le matériau est autant sociologique, qu’artistique. L’expérience esthétique, autant qu’intellectuelle, oblige le regardeur à un moment d’arrêt. Car, les œuvres sont des instants figés, tels des photographies, faisant constamment référence à l’idée nietzschéenne de L’éternel retour. Soit, comme si chaque instant se reproduisait éternellement, des instants intemporels et immobiles. Dans un esprit similaire, pour  citer Benjamin : « Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds[5] ». Ainsi, la série de captures de Béliveau est objectivement une sublime suite d’évènements dramatiques qui rappelle à quel point la mémoire est une faculté qui oublie.

Michaël Lachance

[1]  Hans Belting, né à Andernach en 1935, est un historien de l’art du Moyen-âge, de la Renaissance, un contemporanéiste et anthropologue allemand. Épistémologue des sciences de l’art, il est aussi critique d’art, historien du regard (Geschichte des Blicks), théoricien de l’image (Bildwissenschaft) et des médias, spécialiste de l’anthropologie de l’art, des relations entre  modernité et art, entre autres en référence au peintre Max Beckmann ou dans la continuité de l’historien Jean-Pierre Vernant.

[2] Hans Belting, L’histoire de l’art est-elle finie ?, page 196.

[3] Catalogue publié en 2012 par la défunte Galerie Tzara à Québec lors de l’exposition du même nom. Sébastien Hudon agissait comme co-commissaire. On a pu y voir quelques Captures de Paul Béliveau.

[4] Bourdieu, Pierre, 1996, Sur la télévision, Paris, Liber éditions, 96 p.

[5]  Benjamin, Walter, 1971, Thèses sur la philosophie de l’histoire, v.2. Poésie et révolution, Paris, Denoël, traduction corrigée.